Imogène commençait à s'énerver sérieusement :
— Nous nous sommes disputés.
— Miss McCarthery, il n'y a pas de dispute possible entre un chef de bureau et une simple employée. J'aimerais que vous vous en convainquiez.
— Ce n'est pas parce que je suis une simple employée, comme vous avez la bonté de me le rappeler, que je tolérerai qu'on me parle sur un ton qui ne me convient pas.
— Vous vous prenez sans doute pour quelqu'un de très important, voire d'indispensable ?
— Je ne pense pas qu'il y ait dans cette maison quelqu'un d indispensable, Mr Masburry.
— Je reconnais là votre bon sens écossais.
— Il est dommage que les Anglais en soient dépourvus.
Mr Masburry resta un instant sans voix, puis, très doucement, il dit :
— Vous seriez bien inspirée, miss McCarthery, de me présenter immédiatement vos excuses...
— Je regrette, monsieur, mais ce n'est pas dans mes habitudes.
— Je pense que je vous ferai modifier vos habitudes !
— Permettez-moi d'en douter.
— Je vous prie de sortir, miss McCarthery.
— Avec plaisir, monsieur Masburry.
Sitôt l'Ecossaise sortie, Mr Masburry appela la secrétaire du grand patron pour lui demander si David Woolish pouvait le recevoir.
Sir David Woolish était un homme d'une soixantaine d'années qui n'avait pratiquement aucun contact avec le personnel administratif de l'Intelligence Department mais qui, néanmoins, savait à peu près tout de ceux et de celles qui le composaient. A la différence de John Masburry, il se montrait d'une affabilité souriante qui le faisait aimer de tous les gens qui l'approchaient, mais ses intimes disaient que sous son sourire se dissimulait une volonté de fer que rien ne rebutait jamais. Goûtant l'humour, rien ne lui plaisait plus que de scandaliser le très correct John Masburry. Quand ce dernier se présenta à lui, il prit les choses très familièrement :
— Quelque chose de grave, John ?
— Pas tellement, sir, mais comme il s?agit dune employée qui est depuis longtemps dans la maison, j'ai voulu vous en parler pour que vous preniez vous-même la décision de la renvoyer ou, du moins, de la mettre à pied pendant un certain temps.
— Oh ! Oh ! de qui s'agiMl ?
— De miss McCarthery.
— N'est-ce point cette grande Ecossaise à cheveux rouges ?
— Exactement.
— Je la croyais bien notée ?
— En ce qui concerne son travail, il n'y a absolument rien à lui reprocher, mais son caractère...
Et John Masburry rapporta à sir David Woolish les deux algarades qui venaient de mettre aux prises Imogène avec Archtaft et avec lui-même.
— ... C'est absolument insensé ! Cette fille se figure que parce qu'elle est écossaise, elle a tous les droits et elle ne cache pas son mépris pour les Anglais et les gallois !
Woolish eut du mal à retenir un sourire.
— Ça m'a l'air, en effet, d'être un pittoresque personnage, votre miss McCarthery.
— Trop pittoresque, à mon goût ! L'autorité de Mr Archtaft et la mienne sont en danger !
— N'exagérez quand même pas, John. Vous allez me faire envoyer le dossier de cette pétulante personne et vous y joindrez un rapport sur les faits que vous venez de me raconter. Nous la mettrons au pas, cette Ecossaise flamboyante !
Imogène se força à arborer un sourire triomphant lorsqu elle réapparut au milieu de ses compagnes, mais au fond d'elle-même, sachant à quoi s'en tenir, elle se demandait avec inquiétude ce qui allait se passer. Personne ne s'avisant de lui poser la question, elle regagna sa place et se remit rageusement au travail. Elle ne sortit de son mutisme que lorsqu'elle entendit Olympe Faright prier Nancy Naniett de lui taper une circulaire en quadruple exemplaire avant midi, alors que Nancy protestait, disant que Janice Lewis et Phyllis Steward lui avaient déjà donné des travaux supplémentaires. Olympe commençant à parler très durement à Nancy, Imogène ne put se contenir plus longtemps.
— Vous ne vous prendriez pas, vous aussi, pour un chef de bureau, Olympe Faright ? Je vous avertis, dans ce cas, que nous en avons assez d'un ! Laissez Nancy tranquille et faites donc vous-même la tâche pour laquelle vous êtes payée !
Olympe, une grosse fille que son célibat sans espoir rendait perpétuellement morose, regimba :
— Et de quoi vous mêlez-vous, Imogène McCarthery, je vous en prie ? En quoi est-ce que mes histoires avec Nancy Nankett vous regardent ?
— En ce que tant que je serai ici, je ne laisserai pas des Anglaises brimer une Ecossaise !
Le ton se mit à monter très vite et ce fut Nancy, une jolie blonde un peu frêle et qui suscitait la pitié avec son air de chien perdu, qui ramena le calme en suppliant sa protectrice :
— Ne vous fâchez pas, Imogène !
A la vérité, Nancy, qui avait pris place parmi ces dames depuis un an, n'était pas une Ecossaise pur sang, puisque seule sa mère pouvait se réclamer du vieux pays, mais elle était née à Melrose, où repose le cœur de Robert Bruce. Cela suffisait pour qu'elle ait droit à la protection de miss McCarthery.
Aneurin Archtaft détendit nettement l'atmosphère dans l'après-midi de ce même jour en venant demander à ces dames de bien vouloir fixer les dates de leur congé estival après entente entre elles. Imogène étant la plus ancienne avait droit à la priorité, mais on savait d'avance les dates qu'elle choisirait car elles ne changeaient pas depuis vingt ans. Parler des vacances les faisait savourer en rêve et il se trouvait toujours quelqu'une pour prier Imogène de leur confier ce qu'elle prévoyait pour employer son congé. Miss McCarthery n ignorait pas qu on entendait se moquer gentiment d'elle, mais elle prenait elle-même un trop grand plaisir à exposer son emploi du temps pour ne point céder à la requête qu'on lui adressait :